
Thaïlande et jeux vidéo: l'impossible héritage ?
Peu représentée au sein des jeux vidéo, la Thaïlande sert pourtant quelquefois de décor à quelques titres occidentaux: parfois clairement nommée (Blood Stone OO7, Battlefield 4, Hitman 4, Call of Duty Black OPS, Street Fighter), parfois simplement suggérée (Far Cry 3, Just Cause 2) mais à chaque fois, les studios choisissent de mettre en avant ses paysages luxuriants et ses temples anciens à moins qu'ils ne préfèrent se perdre dans les méandres d'une capitale rendue quasi folle sous les coups de boutoir de la modernité. Ces oeuvres parviennent-elles, pour autant, à capter quelque chose de la Thaïlande réelle? Faut-il obligatoirement se pencher sur les productions des studios thaïlandais pour percevoir quelque chose de l'esprit authentique de l'ancien pays de Siam ?
Pour répondre à cette question sans se faire le fossoyeur exhaustif de tous les titres qui mentionnent - à un moment ou à un autre- Siam, penchons-nous sur deux jeux qui incarnent à merveille cette dualité : Tomb Raider: Underworld (2008) et Home Sweet Home (2017).
Dans Tomb Raider, Lara explore un ersatz fictif d’Ayutthaya quand Home Sweet Home, développé par le studio thaïlandais Yggdrazil Group propose une cartographie aussi réaliste... qu'horrifique !
Tomb Raider: Underworld


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Technique "récente" oblige, Tomb Raider : Underworld parvient à frôler l'ambition d'un rendu photoréaliste. Alors certes, en 2025, certaines textures piquent un peu les yeux mais, dans l'ensemble, le résultat n'est en rien trop déshonorant. En un mot comme en cent, disons le franchement: nous avons quitté le "pixel art" depuis bien longtemps et la technique peut désormais prétendre à recréer tout un pan de cosmos plus ou moins imaginaire. Ici l'archéologue à la déontologie au moins aussi douteuse que celle d'André Malraux déambule à travers la cité perdue (et fictive) de Bhogavati, librement inspirée des architectures khmères et thaïlandaises. Les décors s'animent d'une palette allant du vert profond d'une jungle alourdie (quasi putréfiée) sous les pluies perpétuelles aux brumes mordorées de ruines ployant sous le poids de statues érodées et de bas-reliefs aussi rongés qu'une mangue qui aurait croisé un tamarinier. Mais alors les designers de chez Crystal Dynamics se sont-ils inspirés d'édifices réels ou ont-ils reconstruits, de bric et de broc, une architecture aussi fantaisiste qu'imaginaire ?
Les temples thaïlandais d’Ayutthaya (l'ancienne capitale du royaume de Siam de 1351 à 1767) sont indéniablement une (sinon LA) source évidente d'inspiration. Le Bhogavati partage de nombreux points communs avec les prangs élancés du Wat Chaiwatthanaram ou avec la silhouette du Wat Mahathat (rendu célèbre par une tête de Bouddha enserrée, comme lovée, entre les impressionnantes racines d'un ficus).
Premier constat, tous ces temples (les vrais comme les fictifs) sont construits autour d'une imposabte structure centrale édifiée à partir de briques ocres partiellement recouvertes d'une végétation aussi envahissante que sans gêne.
Toutefois, ce Bhogavati chimérique fait des infidélités à la Thailande et renvoie également au site d'Angkor Wat situé au Cambodge. Mais revenons à la principale influence: la cité d'Ayutthaya. Les game designers ont conservé des éléments clés telles la silhouette pyramidale des prangs -typiques d’Ayutthaya- ainsi que la présence de bas-reliefs portant sur le Ramakien (la version thaïlandaise du Ramayana).
Les pierres usées et l’envahissement végétal rappellent l'inévitable dégradation des ruines de la cité d'Ayutthaya, progressivement délaissée depuis son pillage par les Birmans survenu en 1767. Cependant, les temples thaïlandais réels intègrent souvent des toits incurvés et des chedis pourtant absents sur le site fictif de Bhogavati. Par ailleurs, les statues de Bouddha pourtant omniprésentes sont ici réduites à de pâles figures quasi anonymisées et dépouillées du sacré de leur fonction. Ici ni lotus clairement identifiables, ni mudras (gestes sacrés)- juste des formes vagues pour l’ambiance.
L’échelle utilisée est également altérée: alors que le site d’Ayutthaya s’étend sur des kilomètres carrés et dispose de plusieurs complexes interconnectés, Bhogavati est condensé en un seul espace volontairement restreint pour s'adapter aux mécaniques d’exploration. Le gameplay, centré sur l’escalade et les énigmes, transforme ces structures en éléments de game design: les prangs deviennent des plateformes, les bas-reliefs des indices. Difficile de conserver une quelconque majesté spirituelle quand l'on est réduit à un simple rôle de tremplin.
Cette déshistoricisation s'accommode d'une Thaïlande désincarnée qui ne sert finalement que d'écrin aux déambulations d'une héroîne qui, au fond, s'en fiche pas mal des lieux traversés.
Home Sweet Home
Home Sweet Home est un jeu horrifique créé par le studio thaïlandais Yggdrazil Group. A l'inverse des clichés « exotiques » qui s'entassaient avec la délicatesse d'une pâtisserie montée dans Tom Raider : Underwold, la Thailande est ici autre chose qu’une bête carte postale figée dans un passé aussi absurde que dépassé. Ni jungle étouffante, ni armada de mercenaires aussi lourdement armés que des miliciens du groupe Wagner, nous sommes transportés dans un décor tout ce qu'il y a de plus « banal » que cela soit dans son anonymat urbain ou dans ses coins de campagne.
Sorti en 2017 et rapidement suivi d’un second épisode en 2019, la licence plonge à chaque fois le joueur au cœur des croyances animistes: apparitions, revenants, esprits: rien ne nous sera épargné et la terreur jaillit de la rencontre entre entités puisées dans le folklore et modernisme du décor.
Dès les premières minutes, le jeu joue avec nos nerfs et nous impose l’effroyable vision d’une femme au cou brisé, les vertèbres fracturées en un angle improbable. Omniprésent dans le premier épisode, cet être cauchemardesque est tout sauf une invention jaillie de l’esprit perturbé d’un développeur : c’est l’incarnation, aussi fidèle que pixélisée, des phi tai hong que sont les esprits torturés de personnes ayant connu une mort aussi violente que soudaine. Sur les anciennes terres de Siam, l'animisme côtoie le bouddhisme et le jeu sait habilement alterner entre l’une et l’autre croyance qui s’interpénètrent et s’influencent mutuellement.
Dans le second opus, la peur provient, cette fois-ci, d'une autre créature (féminine elle aussi) représentée sous les traits d’une danseuse portant la lourde robe exhibée lors des danses traditionnelles. Mais plus que la simple incarnation d’une danseuse nous voici face à un phi krasue. Qu’est-ce qu’un phii krasue ? Rien d’autre qu'une tête flottante traînant ses entrailles après elle... Cette abomination tout droit sortie du Narok (les enfers « made in Thailand ») rôdait initialement dans les campagnes -errant entre cassiers et manguiers- avant que le chaos des grandes ville ne l’incorpore à son folklore naissant.
Au-delà des esprits, Home Sweet Home parvient à modéliser une tripotée d'éléments propres au quotidien religieux des thaïlandais. Le jeu prenant à chaque fois le soin de reproduire avec une relative fidélité les san phra phum, ces autels miniature qui représentent les petites maisons consacrées aux esprits. On les trouve littéralement un peu partout : à chaque intersection de rue ou bien au devant chaque bâtiment (du siège international d’une PME à la maison sur pilotis du pêcheur). Les autels servent à collecter les offrandes destinées à apaiser les esprits et les esprits sont partout. Ce qui est ici intéressant, c’est que le jeu pervertit leur présence en faisant de ces « bornes » spirituelles des indices montrant qu'un esprit malfaisant est présent. L'aspect fortement dégradé des autels dans le jeu prouve que les vivants les ont négligés et explique -en partie du moins- leur soif de vengeance.
Le second épisode va plus loin encore en allant jusqu'à représenter des arbres enrubannés de festons colorés : ce sont les fameux « don phi » (souvent des ficus ou des figuiers). C'est sous l'une de ces deux espèces que Bouddha serait parvenu à l’Illumination.
Si le premier épisode débute dans un bâtiment de bureaux abandonnés, le second plonge directement le joueur dans une Thaïlande rurale plus « authentique » sans pour autant tomber dans les clichés d’une Thailande immuable. La campagne oui, mais réelle ! Loin d’être de simple ornements, chaque élément spécifique à la culture animiste devient un élément clé du gameplay (ainsi le joueur doit éviter de déplacer n’importe comment les objets rituels et se doit de respecter -sous peine de sanctions- les tabous. Et durant tout son périple Tim -le protagoniste du jeu- ne sera épaulé que par une seule personne et celle-ci est.. un bonze ! Le moine reprend ici son rôle de médiateur entre le profane et le divin.
Bref, un jeu aussi original qu'authentique. Pour l’historien thaï Thongchai Winichakul, ce type d’œuvre doit davantage se populariser pour que le pays puisse se doter d’un "soft power".



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